vendredi 28 juin 2013

3 DECLINAISONS de Pierre Maurel (L'Employé du Moi)


3 déclinaisons, 3 histoires, 3 tranches de vies, une seule idée. La BD de Pierre Maurel raconte avec beaucoup de subtilité la transformation plus ou moins rapide du mode de vie de trois personnages: un chômeur, une jeune fille cumulant des CDD et un couple qui a du mal à joindre les deux bouts à la fin du mois. Sans avoir de relations entre eux, les destinées de ces personnages seront amenées à se croiser, sans jamais intervenir directement, un peu à la manière des films de Paul Thomas Anderson et d'Alejandro Gonzales Innaritu. Profondément sociale et dénonciatrice, la richesse de cette BD tient à la forme de son discours, qui montre, démontre, juge parfois mais n'est jamais moralisateur.
La première histoire est la plus onirique; un chômeur est victime de visions, des plantes, des feuilles, des branches, une végétation luxuriante et désordonnée (et non pas des arbres bien droits et définis) envahissent son espace sans raison apparente, et ce n'est pas ses séances chez le psy qui le soigne de ses délires. L'explication paraît simple, mais mettra du temps à apparaître chez le personnage: le retour à la nature, l'échappée d'une vie urbaine ennuyeuse, injuste (le personnage est radié de l'ancienne
ANPE). Les visions devenant de plus en plus fortes, à la limite de la folie violente et furieuse même si simplement fantasmée (à l'image de la couverture), le personnage finira par vendre toute ses affaires, prendre son sac et partir....dans un horizon feuillu.
La deuxième histoire, la plus longue, la plus politique aussi s'attache à raconter la vie d'une jeune femme, exploitée dans une librairie par une patronne qui lui fait cumuler des CDD. Elle accepte ce système qui l'emprisonne, mais à plus en plus de mal à y survivre. Un an passe (magnifique ellipse sur une page avec cet arbre qui subit les 4 saisons de manière instantanée), elle rencontre un jeune homme, une connaissance à elle qui a voulu s'opposer aux mesquinerie du capitalisme et des patrons, ce qui
lui a coûté un passage en prison. Elle apprend qu'il continue la lutte, et l'attend dans ses rangs. Elle n'est pas convaincue, mais le comportement toujours plus extrême de sa patronne va la pousser à bout, tout comme sa prégnante admiration pour le mouvement anarchiste et revendicateur de son ami qui prend d'assaut une chaîne de télévision lors d'émeutes urbaines (là encore deux très
belles cases montrant les manifestants et les CRS, deux mêmes masses centrées dans l'espace cerclé de blanc, opposées et pourtant semblables). Elle part pour la manifestation, euphorisée par cette révolte de jeunes, de sa jeunesse ("il ne va rien m'arriver de mal"), continuant une lutte dont on connaît pourtant l'issue, tandis que son ami quitte le pays pour éviter les poursuite de la police.

La troisième et dernière histoire est la plus courte, une sorte d'épilogue: cette fois, il s'agit d'un couple, elle, travaille dans la même librairie que la jeune fille de la deuxième histoire (qu'elle remplace d'ailleurs) et lui est chômeur. La fille est elle aussi victime de l'imbécillité de la patronne, lui subit, comme le personnage de la première histoire, l'incapacité de l'ANPE. Ils décident de tout quitter, prennent la route dans une camionnette, avec pourtant une dernière incertitude quant à leur destination.
Une même idée, une seule dénonciation, racontées de trois façons, pas si différentes que ça, qui se complètent indirectement... 3 déclinaisons du mal être urbain, de la révolte intérieure, avec la même solution: plus jamais ça.




dimanche 23 juin 2013

L'AMOUR EN EXTASE

Bande-dessinée réalisée en Novembre 2012, après avoir vu le film "Eté japonais: double suicide contraint" (Muri shinzu: Nihon no natsu) de Nagisa Oshima (mais sans aucun rapport au niveau de l'histoire, ni même des persos).
Publiée dans Autiste #2
 
 
 














 

vendredi 14 juin 2013

Hair Shirt de Patrick McEown


"Hair shirt", ou "chemise de cheveux" désigne le cilice, un vêtement en crin porté pour la mortification.
John est un vieil ado, un jeune adulte perturbé dans tous les sens du terme: célibataire depuis quatre ans, il n'assume pas pleinement sa sexualité et garde au fond de lui la perte de son meilleur pote.
La retour dans sa vie d'une amie d'enfance réveillera en lui des souvenirs aussi bien mâtinés de joie, que de peines, de désirs et de refoulement, d'éveil et de lassitude.

"Hair shirt" est dessiné par un auteur canadien, un habitué des comics DC et Dark Horse qui signe ici sa "première véritable bande-dessinée", comme il le dit lui même dans sa présentation en fin de livre. Est-ce un livre autobiographique? La pratique semble habituelle chez les artistes de ce continent; mais là où un Joe Matt ou un Chester Brown expriment leurs déboires dessinés de manière réaliste, tandis qu'un Dave Cooper ou un Bryan Lee O'Malley exultent leurs fantasmes de façon surréaliste ou onirique, Patrick McEown utilise le dessin comme thérapie, déballant pèle-mêle des souvenirs, des monologues internes, des rêves, sans jamais (ou très rarement) donner la moindre explication à son lecteur.

Le livre démarre comme une banale histoire d'ado, une ville, la nuit, un concert, des amis, une fille à gros nichon, une autre fille....on sourit...pour la dernière et unique fois....ce qui suit sera de plus en plus sombre, torturé, maladif, une situation rémanente qui s'éclaircira petit à petit, avec une fin ouverte, la meilleure façon de finir une telle histoire.

"Hair shirt", c'est cette chemise en crin que tricote John avec ces cheveux qu'il vomit de sa bouche, une chemise qui lui lacère le corps, une pénitence qu'il s'inflige dans ses rêves où vient le hanter un chien à tête humaine, le visage de son meilleur ami décédé à 16 ans, ce meilleur ami sûr de lui, brutal, bête mais pas méchant, qui lui répète sans cesse ce mot: "loser". John, un perdant? C'est un homme incapable d'assumer ses envies sexuelles et de les adapter à ses sentiments, un gentil qui ne veut pas être cruel. Cet homme a des problèmes, il lui faudra du temps pour s'en rendre compte.

Ce livre est un labyrinthe, à l'image de la couverture, avec le cilice comme fil d'Ariane: le lecteur se perd dans la réalité, perd du temps à décrypter encore et toujours le même rêve, semble perdu par les émotions antagonistes de John... "Hair shirt" se finit comme il a commencé: un homme marche seul sur une route déserte, un point minuscule dans le paysage, une vie parmi tant d'autre; une existence, seule, sereine, seulement en apparence.

SPOILERS: Interprétation des rêves (et par extension, de l'histoire):
Le rêve de John est sans cesse le même avec des variantes; des personnages extérieurs viennent s'y ajouter au fur et à mesure des rencontres. La figure centrale reste le chien à visage humain: ce visage est celui de Chris, l'ancien meilleur ami de John, dans sa période ado, avant qu'il ne meure dans un accident de voiture; le chien, c'est la peur de Naomi, la meilleure amie de John, l'animal qui a failli la tuer lorsqu'elle était petite et dont elle a gardé les cicatrices sur ses fesses, du moins, c'est l'histoire qu'a cru en retirer John. On comprend très bien à la toute fin du bouquin qu'il n'y a jamais eu de chien, que ces cicatrices étaient l'œuvre soit du père (qui porterait un tatouage de chien sur l'épaule dans le dernier rêve, à moins que cela ne sois une déformation de la réalité) soit du frère, violent et pervers avec sa sœur. Les cheveux que John tricote occupent son esprit, il n'a pas réussi à faire le deuil de son meilleur ami et celui-ci ne cesse de le hanter, comme s'il voulait rendre John devant le fait accompli, lui faire avouer la dure réalité: John aussi bien que Naomi cachent leur peur, leur peine, fantasment (dans tous les sens du terme) sur leurs propres souvenirs, jusqu'à les travestirent, rendre acceptable leur évocation dans la réalité, mais les déforment à l'extrême et de manière cruelle dans leur rêve.
La construction du récit par McEown, succession de tranches de vies et de rêves toujours plus précis et évocateurs est idéal pour raconter une histoire aussi personnelle basé sur le mal-être. Si aucune explication n'est clairement donnée, c'est bien pour établir une frontière entre le lecteur, simple spectateur, et l'auteur, vomissant ses craintes et son intimité. Nous pénétrons l'esprit même de John, sachant ce qu'il pense grâce à la voix off, sachant ses rêves, mais sans pour autant anticiper ses actions ni même comprendre le fil de sa pensée.
Le dernier rêve fait apparaître un chien avec un autre visage, celui de John, la langue pendu, pénétrant dans une chambre, les yeux fous avant d'être décapité par un énorme piège à loup. La tête tranchée de John énoncera dans un rictus figé un "merci", adressé à qui? Au lecteur? A l'auteur? Au personnage principal? A toutes ces personnes à la fois peut être.
La délivrance.

samedi 8 juin 2013

A LA POURSUITE (janvier 2013)
une histoire issue du numéro 2 d'AUTISTE, mon fanzine pour les gens come "nous".












lundi 3 juin 2013

UNDERWATER de Chester Brown

J'ai récemment trouvé ce comics en VO dans un vide-grenier. Il s'agit du numéro un (août 1994) de Underwater, une bande-dessinée de Chester Brown, auteur underground canadien. Onze numéros sont parus, avant que l'auteur décide d'y mettre un terme et de s'attaquer au graphic novel de 250 pages "Louis Riel".

L'histoire? Raconter la vie d'une enfant de sa naissance à sa mort de son point de vue tout en focalisant la narration de manière externe. Cette dualité a pour conséquence de nous plonger dans le doute, dévoilant au lecteur des scènes quotidiennes d'apparence banale, mais souvent incompréhensibles, l'enfant ne comprenant pas lui même ce qui se passe. Son éveil à la vie se fait progressivement, son apprentissage passe avant tout par le langage, charabia pour l'enfant, comme pour nous, et qui s'améliore au fil des numéros et de son effort inconscient de compréhension. Cela fait de Underwater une bande-dessinée très expérimentale dans la forme qui peut en laisser plus d'un sur le bas côté... Fait d'ellipses et de passages surréalistes, Underwater suggère plus qu'il n'expose, en même temps qu'il est habité par l'âme anarchiste de son auteur.

A la fois chrétien et anarchiste, Chester Brown se fait connaître à la fin des années 80 et le début des années 90 avec son "fanzine" Yummy Fur, qui regroupent plusieurs petites histoires, où il expérimente des situations, des personnages (Ed the Happy Clown inédit en France) et développe une méthode d'autobiographie ultra-sincère ( les histoires regroupées dans "Le petit homme" et "Le playboy", tous deux publiés chez Delcourt; raconter ses déboires masturbatoires de manière directe et aussi cru, et sans humour à la différence de Joe Matt, me fascine). Récemment, il a publié "23 prostitués" chez Cornélius, un véritable réquisitoire POUR la prostitution, ce qui le place dans la branche libertaire des anarchistes. Ce côté politique (que l'on retrouve dans Louis Riel) transparaît en filigrane dans le choix de ses sujets.
Underwater fait abstraction de toute explication, et place son sujet (la petite fille et sa jumelle) au premier plan: nous ne comprenons pas le charabia prononcé par leur parents (comme elles), les situations nous sont anecdotiques et sans leitmotiv ce qui nous plonge en plein mystère (traduit par des scènes de rêves, de transformation de la réalité, de superposition de vécu et d'imaginaire). Les parents, figure même du conditionnement de l'être humain pour les anarchistes (avec l'Etat et la Société) , sont ainsi écartés de l'histoire, alors qu'ils sont présents à chaque page, mais leur action, leur parole ne nous atteints pas, seul compte la perception de l'enfant, qui ne comprend rien à ce qui lui arrive, et ne fonctionne que par automatisme et instinct (les seuls paroles qu'elles prononcent sont "Aw" et "Eh"). Le minimalisme du style de l'auteur renforce le côté hermétique de l'histoire et son aspect "autiste": les personnages agissent comme des humains sans y ressembler pleinement, tous ont le crâne rasé, les hommes comme les femmes, les pupilles sont vides.... Underwater marque le début de Chester Brown dans le dessin minimaliste, ligne claire, contraste du noir et du blanc, personnages occupant une part minimale dans la case, qu'il développera plus en avant dans Louis Riel et 23 Prostitués, alors que ces précédents bouquins (comme le magnifique Je ne te jamais aimé) s'inscrivaient dans un pseudo-réalisme au moins au niveau des visages qui étaient plutôt détaillés.

Epuration du style, mystique de la narration, message politico-social, Underwater était une entreprise dessinée beaucoup trop imposante pour les lecteurs; ces derniers ne le suivront pas, s'interrogeant sur la nature et le but d'une telle bande-dessinée. La passion de l'anarchiste Louis Riel, la mort de son père et le goût de la recherche de Chester Brown (il "annote" très souvent ses livres) auront raison d'Underwater qu'il abandonnera au onzième numéro (Octobre 1997), sans en livrer la fin.
(une comptine chantée par la mère, un marmonnement qui apaise l'enfant)